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ALAIN EHRENBERG
La fatigue d'être soi

La dépression amorce sa réussite au moment où le modèle disciplinaire de gestion des conduites, les règles d'autorité et de conformité aux interdits qui assignaient aux classes sociales comme aux deux sexes un destin ont cédé devant des normes qui incitent chacun à l'initiative individuelle en l'enjoignant à devenir lui-même. Conséquence de cette nouvelle normativité, la responsabilité entière de nos vies se loge non seulement en chacun de nous, mais également dans l'entre-nous collectif. Cet ouvrage montrera que la dépression en est l'envers exact. Cette manière d'être se présente comme une maladie de la responsabilité dans laquelle domine le sentiment d'insuffisance. Le déprimé n'est pas à la hauteur, il est fatigué d'avoir à devenir lui-même.

 


EUGENE ENRIQUEZ

EUGENE ENRIQUEZ
Les figures du maître

"Si la figure du maître hystérique (séducteur) devient dominante dans les États et dans les entreprises occidentales, il n'empêche que les autres figures continuent à se faire voir : le renouveau des fanatismes religieux, la crue des nationalismes, le désir pour certains individus de faire retour à une origine mythique et de reconstituer une race pure ( ex. : Le Pen), la prolifération du « narcissisme des petites différences » (Freud) et la montée de la xénophobie sinon du racisme le plus intolérant redonnent vigueur à la figure des maîtres enclins à la mégalomanie et à la paranoïa. Rien n'est donc joué."


"Une société sans crise n'est pas une société de racisme exacerbé, la xénophobie et le racisme latent lui sont suffisants pour maintenir la cohésion des nationaux. La victime sacrificielle n'apparaît que lorsque les repères vacillent, que les institutions habituelles (État, parti, syndicat) n'assurent plus un fonctionnement harmonieux (conflictuel mais avec des règles de règlement de conflit) et ne sont plus des objets d'amour ou au moins d'investissement par les citoyens, lorsque le débat politique devient règlement de compte, lorsque la crise économique fait de chacun un être en sursis qui tend à sauver sa peau, à se laisser aller au « divertissement » et qui cherche désespérément les raisons de son désespoir et des raisons d'espérer.
Il suffit alors qu'un illusionniste apparaisse, désigne à la vindicte publique l'adversaire et ses protecteurs, n'ait pas peur de délivrer un message d'intolérance (celui de Hitler était terrifiant, celui d'un Le Pen se contente d'être bon enfant : « Je préfère mes voisins aux étrangers »), propose des solutions simplistes qui redonnent à l'ordre ancien tous les atours qu'il avait perdus, pour qu'il soit écouté. Dans une société qui a porté la théâtralisation au maximum, ce n'est pas à la raison que les chefs peuvent s'adresser mais aux émotions les plus archaïques et au désir de mort de l'autre tapi en chacun des membres de la communauté. Comme il n'y a plus dans la situation française actuelle d'ennemi extérieur à combattre, il est nécessaire de susciter un ennemi intérieur qui puisse redonner cohésion à la communauté." (1991)


EUGENE ENRIQUEZ
La face obscure des démocraties modernes

Le trouble est un état essentiel parce qu'il indique bien que nous sommes des êtres conflictuels, toujours en gestation, nous construisant et nous détruisant chaque jour, à la recherche d'une identité qui nous fuit bien qu'elle soit nécessaire. C'est seulement à cette condition que nous pouvons entrer en relation avec les autres et avec nous-même. Être troublé, être ébranlé est la promesse d'un changement possible ou d'une création probable. Tout vrai créateur est un être d'interrogation qui sait que le plus important, c'est la question qui obsède et non la réponse qui conforte.


EUGENE ENRIQUEZ
De la horde à l'Etat

"Etat totalitaire: "État bureaucratique, massifié, corps-plein, il connaît toutes les vicissitudes des systèmes fermés qui ont chassé de leurs terres la variété et la diversité : l'inertie, l'apathie, la non-adhésion croissante, les comportements «faire semblant », la débrouillardise, la course aux carrières. Tout peuple-Un s'endort comme un serpent bien repu car il est trop gros de lui-même, ses organes sont de moins en moins différenciés, sa capacité de réaction est lente."

 


"Ces Etats policés, aux institutions reconnues et admises, se transforment alors en Etats policiers, prêts à se déclarer en "etat de guerre" contre leurs nationaux, à jouer les gendarmes du monde lorsque leurs intérêts vitaux, leur zone d'influence ou leur zone d'expansion sont menacés. À partir de ce moment, plus de quartier: la guerre totale énonce son pouvoir et sa loi. L'État n'est plus alors le réceptacle d'une partie de la volonté de ses citoyens, il n'est plus que la forme moderne et sophistiquée de la horde, bafouant ses propres lois, instituant l'arbitraire et l'injustice comme mode normal de gouvernement prenant tout et ne donnant rien, ivre d'une force démultipliée par le développement des sciences et de la technologie. Les exemples sont multiples d'une telle conversion de l'État. On ne doit pas s'en étonner, l'État ayant trouvé son fondement dans la métabolisation de la violence physique en violence symbolique. Un retournement sur le mode explosif reste toujours à craindre. Il constitue le risque inhérent à tous les États modernes dans leur effort de contrôle total des conduites sociales et dans leur souhait d'hégémonie" (1983)